Prof Jacques Djoli : « Face aux contraintes d’interiorisation du constitutionnalisme moderne, faut-il recourir à l’ingénierie institutionnelle endogene ? »

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A l’occasion du double événement de la commémoration du 100ème anniversaire de la Revue juridique du Congo et de la présentation du deuxième volume de la Revue du Barreau du Haut-Katanga, l’enseignant, Chercheur et juriste congolais, le Professeur Jacques Djoli Eseng’Ekeli, a animé une grande conférence scientifique sur « l’Ingénierie constitutionnelle traditionnelle au secours du constitutionnalisme moderne africain : de la mythologie à la réalité », le mercredi 15 janvier 2025, au Chapiteau de l’hôtel Karavia de Lubumbashi. Une rencontre organisée par le Barreau du Haut-Katanga et à laquelle ont pris part des nombreux acteurs du secteur judiciaire.

Dès l’entame de sa communication, le Professeur Jacques Djoli a dit refuser de succomber dans l’événementiel et la dictature de l’actualité. Il estime que sa réflexion s’inscrit dans la psychologie des profondeurs mythologiques et la prospective de l’émergence d’un droit pertinent.
Cela avant d’expliquer quelques concepts de base dont ceux de l’ingénierie constitutionnelle et de mythologie, qui consistent notamment à puiser le sens constitutionnel dans les us et coutumes de chaque peuple, de chaque nation.

« Le sens de toute ma réflexion, c’est de voir dans le patrimoine constitutionnel traditionnel si on ne peut pas trouver l’ingénierie, c’est-à-dire une technologie constitutionnelle qui peut, par le jeu de prescription des pratiques juridiques et politiques, nous amener à l’émergence des espaces pacifiés. L’ingénierie constitutionnelle peut être définie comme l’ensemble des mécanismes destinés à optimiser les règles d’organisation du pouvoir et d’assurer la garantie du droit, la construction, la refondation des États(…).
Je ne suis pas dans l’événementiel, je suis dans la fondamentalité, dans la recherche d’une thérapeutique qu’il convient d’appeler « droit constitutionnel de reconstruction de l’État ». Ce qui est important dans ce schéma d’ingénierie, c’est de rechercher le fondement mythologique, c’est-à-dire, quelle est l’utopie créatrice qui peut sous-tendre la création de notre vivre-ensemble. En fait, comme le mot le dit, l’État vit comme une architecture sensée. Si cette architecture n’a point de sens pour ceux qui y vivent, si cette architecture n’obtient pas l’adhésion. Si nous n’avons pas un rêve commun, comment avoir un système de droit, parce que le droit constitutionnel ou la constitution, c’est un récit fondateur. Si ce fondement n’existe pas, la constitution est tout simplement inefficace, une coquille vide. C’est malheureusement, le cas dans des nombreux pays africains, qui ne parviennent pas à assumer ce constitutionnalisme d’emprunt.
Une constitution, tout comme le droit, traduit une vision du monde. Ainsi par exemple, la constitution américaine traduit leurs espérances : qui sommes-nous, que voulons-nous ? », a-t-il expliqué.

Le professeur Jacques Djoli a saisi cette opportunité pour rappeler qu’une constitution n’est pas qu’un texte écrit, comme dans beaucoup de pays du monde, mais elle peut également être non-écrite ou coutumière, comme en Grande Bretagne ou en Israël.

« La constitution peut être écrite (ce n’est qu’un PV), la constitution est aussi coutumière (la plus grande démocratie du monde (démocratie britannique) est la démocratie la plus traditionnaliste. Et là, il n’y a pas de constitution écrite. C’est avec la révolution française que l’Occident découvre le constitutionnalisme, qui est une philosophie, un mécanisme en principes et en valeurs qui visent à limiter l’arbitraire du pouvoir, pour faire émarger les libertés et droits fondamentaux. Et c’est ça le constitutionnalisme moderne occidental que nous avons pris mais dont nous avons des difficultés à nous appropriér et finalement, c’est une forme de constitutionnalisme de pacotille, de façade, qui est incapable de servir de digue pour encadrer le pouvoir et nous amener vers la prospérité.
Donc, lorsqu’on parle du constitutionnalisme, on voit d’abord le droit constitutionnel..
Il faut croire aux règles de droit qui sont sacrées, mais pas de manière formelle mais de manière invisible, il y a adhésion. Le droit mêle foi, dogme pour donner un grand récit.
Donc, un droit qui ne se fonderait pas sur un grand récit imprégnant toute la société, c’est un droit étranger », a expliqué cet éminent enseignant de droit constitutionnel.

Face aux contraintes de la mise en pratique du constitutionnalisme moderne, le Professeur Jacques Djoli pense que le recours à l’ingénierie constitutionnelle traditionnelle est la seule planche de salut des africains.

« (….) Nous devons par exemple recourir à l’ingénierie constitutionnelle traditionnelle pour avoir les outils, pour assoier le constitutionnalisme africain moderne, qui est manifestement en crise (crise d’adhésion, d’appropriation, crise d’application).
Donc, la pensée juridique que nous avons, c’est une pensée coloniale », a-t-il indiqué, tout en déplorant le fait qu’en Afrique, les us et coutumes traditionnels ne sont pas véritablement pris en compte dans l’organisation et la gestion de l’État.

« Et même lorsque l’article 207 de la RDC dit que « l’autorité coutumière est reconnue, elle est dévolue conformément à la coutume locale, pour autant que celle-ci ne soit pas contraire à la constitution et à la loi », quelle est la place réelle de la coutume dans l’architecture constitutionnelle, c’est en bas: les groupements, les villages, les chefferies, dont le fonctionnement est presque à un degré discutable.
En fait, l’État moderne viendrait jusqu’aux territoires (et l’Administrateur du Territoire n’a rien comme autorité déconcentrée) et en bas là-bas, c’est le vide et abandonné à une coutume imprécise, parce que le ministère des affaires coutumières est un ministère intermittent (qui apparaît qui disparaît). Et la loi portant le statut des chefs coutumiers qui prendrait en compte les valeurs traditionnelles (peut-être ici dans le Katanga avec la redevance minière mais à Kinshasa, les chefs coutumiers sont dans tous les salons (habillés comme les grands chefs coutumiers des Bakuba), vraiment la coutume est totalement transformée en folklore. Nous sommes toujours sous l’ordonnance du 14 mai 1886. Comment sont gérées les conflits coutumiers, les conflits dans les regroupements ? D’où la permanence des conflits de succession, parce que c’est un droit en déshérence(…) », a-t-il déploré.

Pour ce chercheur en droit, certains pays africains devraient s’inspirer des exemples d’autres pays africains, comme le Botswana, l’Afrique du Sud, qui ont su conserver leurs us et coutumes locaux.

« Donc, nous avons refouler la coutume, et vous allez vous étonnez que les États anglo-saxons, qui ont donné une place prépondérante à la coutume, sont en train de mieux aborder les questions démocratiques. Vous avez la chance d’aller au Botswana, en Afrique du Sud, lorsque le Président Jacob Zuma dit je viens aux USA avec ma première ou ma deuxième épouse (ici, vous allez la cacher dans l’hypocrisie de monogamie), il s’assume. Voyez le Président sénégalais, Ousmane Sonko, cette fois-ci, il part avec la première, l’autre fois avec la deuxième, parfois même avec les deux, est-ce qu’il est mort, est-ce qu’il n’ira pas au paradis ? Il est dans sa coutume ! Mais, nous, nous avons honte de la coutume. Conséquences : explosion des conflits de succession », a-t-il expliqué. Il indique par ailleurs qu’il est possible de faire émerger un droit africain, congolais, à partir de l’ingénierie traditionnelle.

Dans la production juridique post-coloniale, dans la production constitutionnelle, nous n’avons fait que du suivisme. Au-delà de l’actualité, nous sommes des pays importateurs des textes, et de ces textes, nous en faisons des interprétations opportunistes. Donc, il existe entre ces textes et les préoccupations des populations qu’ils desservent, une sorte de césure. Il y a césure entre l’État légal et le pays réel. Ce qui fait qu’un pourcentage élevé des populations se trouvent totalement dépaysé dans un contexte d’aliénation juridique.
Et nous avons l’opportunité pour repenser nos fondamentaux, la place de la coutume, nos normes grâce auxquelles il est possible de faire émerger un droit public africain, congolais, à partir de la pensée et de l’ingénierie traditionnelle(…).
Donc, c’est ce travail de revitalisation de notre droit par l’ingénierie traditionnelle qui va nous faire sortir de l’assynchronie mythologique, c’est-à-dire la rencontre de nos deux droits. Il y a comme un dualisme dissolvant, qui nous met en face d’un État anomique, c’est-à-dire, n’étant ni blanc ni noir, nous sommes des monstres juridiques ».

Le Constitutionnaliste Jacques Djoli a également tordu le coup à l’opinion selon laquelle qu’il n’existait pas de constitution et de démocratie en Afrique traditionnelle.

« Ceux qui ont dit qu’il n’y avait pas constitution en Afrique sont totalement en erreur, parce qu’ils confondent constitution écrite et constitution. L’Afrique traditionnelle a connu une grande démocratie. Mandela a dit que, dans la Cour de son père, il assistait à des débats sous l’arbre à palabres où on discutait jusqu’à ce que, si on arrivait pas à l’unanimité, on arrivait au consensus, c’est-à-dire la minorité dit : qu’on aille d’abord dans votre direction, puis après on verra. C’est cette vision que nous devons retrouver.
Lorsqu’on dit qu’il n’y a pas de constitution, moi avec les autres, nous avons fait l’analyse de l’Empire du Mali, par exemple. Il y avait déjà, vers 1236, une charte qui reconnaissait notamment les droits de l’homme.
Dans le royaume du Congo, il y avait une constitution qui prévoyait un mécanisme de séparation des pouvoirs, de partage des pouvoirs. Pour les Bakongo, c’était les « makuku ma tatu », qui faisait une répartition des prérogatives entre les 3 fils du Roi Nimi a lukeni : Chaque fils avait une spécialité : le clan Sanku avait le pouvoir spirituel (le chef était choisi parmi les neveux du roi, le clan Panzu avait le savoir (la technologie, la métallurgie), c’est ici que sortait le chef de guerre, et le troisième clan, c’est le clan Nzinga, qui fournissait le Souverain et aucun poste n’était héréditaire. Le futur « ManiKongo » accédait au trône par élection. Les candidats étaient nombreux et il y a une organisation du pouvoir et une hiérarchie.
Chez les Luba, c’est une société qui a énormément des matériaux pour fonder une démocratie moderne. Ce n’est pas le principe de la séparation des pouvoirs de type judéo-chrétien mais, chez les Luba, c’est la différenciation des pouvoirs à 9 : il y a celui qui avait le pouvoir de guerre, l’autre avait le pouvoir sur la terre, un autre avait le pouvoir fiscal, le pouvoir d’organisation des cérémonies, des fêtes, d’autorisation de pouvoir de chasse, de pouvoir de décoration, de pouvoir religieux, et aucun clan ne pouvait avoir tous les pouvoirs. Chaque clan avait son pouvoir, et les neuf pouvoirs pouvaient travailler en concertation et en consensus. Et lorsque vous allez dans ce pouvoir, on vous dit par exemple, « mukalenga wa bantu, bantu wa mukalenga », donc le Roi, le chef n’est chef parce qu’il y a le peuple et s’il n’y a pas de peuple, il n’y a pas de Roi !
Chez les Kuba, il y avait même un chef de l’opposition et contrôleur en permanence des faits et gestes du Roi.
Grosso modo, dans tous les royaumes traditionnels africains, le mécanisme du constitutionnalisme existait. Ainsi par exemple, chez les Pende, dans le Grand-Bandundu, la sanction de déchéance existe contre le chef pour des manquements (par exemple un chef qui fait l’adultère avec la femme de son sujet, il doit démissionner) », a rappelé le Professeur Jacques Djoli Eseng’Ekeli, Rapporteur de l’Assemblée nationale.

En conclusion, le Professeur Jacques Djoli a martelé qu’il était possible de booster le constitutionnalisme africain moderne, en s’inspirant de l’ingénierie constitutionnelle traditionnelle et qu’il n’est nullement question de remplacer le droit moderne par le droit coutumier.
Pour lui, les problèmes du droit en Afrique sont beaucoup plus d’ordre anthropolocentrique que normocentrique. Il faut peut être chercher dans l’ingenierie traditionnelle les ferments d’hybridation ou de vitalisation pour l’émergence d’un droit metissé.

« Notre objectif, en soulignant le fait de nous inspirer de l’ingénierie constitutionnelle traditionnelle, et je ne dis pas qu’il faut rejeter le droit moderne, j’ai bien dit, l’ingénierie constitutionnelle traditionnelle au secours du constitutionnalisme moderne. Je n’ai pas dit, l’ingénierie constitutionnelle traditionnelle en remplacement du constitutionnalisme moderne. Car, nous sommes en même temps des hommes modernes et nous appartenons également à des espaces (Nous avons une double identité).
Il s’agit de la gestion des héritages, l’héritage traditionnel et l’héritage moderne. Le mimétisme existe partout mais il ne faut pas que ce soit un mimétisme dissolvant. Le mimétisme, ce que vous ne devez pas seulement importer les textes mais être capables d’importer l’esprit. Vous allez vous-même chercher le principe de la séparation des pouvoirs, après vous dites que vous n’êtes pas capables de l’appliquer. Qui vous a dit d’aller chercher ça ?
La constitution japonaise a été écrite par des généraux américains mais qui se sont inspirés des coutumes locales japonaises.
Il y a ce qu’on appelle le mimétisme assumé mais il ne faut pas copier ou subir un impérialisme constitutionnel que vous acceptez pour des raisons cosmétiques et qu’après, vous vous rendez compte que ce n’est pas applicable. », a conclu le Professeur Jacques Djoli Eseng’Ekeli, sous les applaudissements frénétiques de l’assistance.

Et enfin, sur l’actualité politique de l’heure, le Prof Jacques Djoli est convaincu que la Commission interdisciplinaire, évoquée par le Président Félix-Antoine Tshisekedi, permettra à chacun d’exprimer dans la sérénité et dans la profondeur les schémas probables de réforme en vue de la consolidation de notre Etat de droit, du constitutionnalisme et la démocratie dans notre pays.

JR MOKOLO

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